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Vie privée

Votre ADN en cadeau

Par : Jean-Benoît Nadeau
Crédit photo: Anne Nygard (Unsplash)

Vous savez que vous ne sortez pas de la cuisse de Jupiter, mais vous aimeriez bien avoir quelques détails sur vos aïeux… Un petit test d’ADN, alors? Attention…

Noël, c’est la fête de la famille, et bien des gens célèbrent la tradition en offrant à leurs proches un petit test de généalogie génétique. Il suffit de prélever un peu d’échantillon de muqueuse buccal et de poster l’éprouvette. Quelques semaines plus tard, le laboratoire vous envoie le détail. Vous pensiez être un pur produit de votre héritage français ou britannique ? Bien des gens se découvrent des gènes scandinaves, italiens, hispaniques, africains, juifs et quoi encore. L’entreprise vous fournit également la liste de toutes les personnes qui ont fait le test et qui ont un lien génétique avec vous jusqu’au 4e ou 5e degré – certains se découvrent alors un frère, une sœur, un père inconnu. Pour un petit supplément, l’agence vous renseignera sur vos prédispositions génétiques en matière de santé !

« C’est sympa, comme cadeau, mais les gens devraient y réfléchir à deux fois, dit Julia Creet, professeur d’anglais à l’Université York à Toronto, qui a réalisé un documentaire sur la généalogie génétique, Ancêtres inc. : affaire de famille – affaire d’argent.

Pour elle, ce genre de test génétique n’est vraiment pas un cadeau.

Vous payez 50, 100, parfois 150 $ pour le service, mais l’entreprise devient propriétaire de votre code génétique, explique-t-elle. Et pas seulement du vôtre, aussi de celui de toutes les personnes avec qui vous avez des liens de sang : enfants, parents, neveux, nièces, cousins, cousines, nés ou à naître. Toutes ces personnes partagent quasiment le même ADN. »

Julia Creet, professeure d’anglais à l’Université York et réalisatrice du documentaire

En fait, vous avez peut-être mis votre doigt – et le leur – dans un engrenage en exposant ce qu’ils ont de plus intime – leur génétique – au contrôle policier, aux entreprises pharmaceutiques, ou encore à d’autres intérêts commerciaux, par exemple en assurance.

Et les entreprises de généalogie génétique ont beau jeu : la demande de kits a doublé presque tous les ans entre 2012 et 2019. À tel point qu’en 2018, dernière année où nous disposons de chiffres fiables, cette industrie, dominée par trois sociétés américaines – Ancestry, 23andMe et Family Tree DNA –, avait testé l’ADN de 26 millions de personnes, surtout d’origine européenne. Un tel échantillon permet une très large couverture de la population. En effet, dans une étude publiée par la revue Science  et très largement citée, le professeur Yaniv Erlich de l’Université Columbia, qui est aussi vice-président à la recherche pour l’entreprise israélienne MyHeritage, explique que les échantillons de 1,28 million de codes génétiques permettent d’identifier 60 % des Américains d’origine européenne. Il suffirait d’en avoir trois millions pour identifier 99 % du groupe ! « Ça marche parce que nous sommes tous plus ou moins parents », dit Julia Creet, qui explique que les entreprises tentent d’augmenter le nombre d’échantillons chez les Afro-Américains, les Hispaniques et les Autochtones, qui sont particulièrement rébarbatifs à ce genre de test.

Ancestry, avec un chiffre d’affaires de 1 milliard $ US, est la plus grosse entreprise de ce genre, et de loin – au moins 15 millions de dossiers. Basée à Lehi en Utah, elle a été fondée en 1996 par deux mormons. Cette affiliation religieuse n’est pas anecdotique : la généalogie est au cœur de la doctrine de l’Église de Jésus-Christ des saints des derniers jours. L’un des rites centraux de cette religion consiste à baptiser les ancêtres – oui, après leur décès. L’organisation fait donc de très gros efforts pour constituer le grand arbre généalogique complet de l’humanité entière jusqu’à Adam et Ève.

Contrairement aux agences privées, cette Église ne pratique pas de tests génétiques. Mais les mormons coopérent avec les entreprises privées, notamment en s’échangeant des arbres généalogiques. « Cette collaboration entre les mormons et les entreprises privées est essentielle », dit Julia Creet, qui vient de publier The Genealogical Sublime (en anglais seulement) (University of Massachusetts Press), qui fait un portrait détaillé de l’industrie.

Les entreprises privées vendent des liens de parenté. Avoir 3 ou 5% de gènes en commun avec d’autres ne dit rien sur ce lien. Ça prend un arbre généalogique et des sources documentaires pour établir ce lien. Et c’est ça qui donne une valeur au matériel génétique. »

Julia Creet

Pour la police, mais pas seulement

L’utilité de l’ADN dans la résolution de crimes et en génétique ne fait aucun doute. En principe, la police dispose d’une banque génétique assez limitée constituée de l’ADN des criminels et des personnes disparues. Selon Interpol, cela représente 245 000 personnes dans 85 pays. Sauf que les forces policières commencent à piger dans les dossiers des agences de tests génétiques concernant des personnes qui ont donné volontairement leur ADN à des fins généalogiques.

En 2018, la généalogie génétique a fait les manchettes lorsque des détectives du FBI, ayant utilisé la base de données génétiques GEDmatch, ont pu mettre la main au collet du « tueur de Californie » [NDLA : Golden State Killer], Joseph James DeAngelo, auteur de 13 meurtres, 50 viols et 120 cambriolages. Fait intéressant : le tueur, trahi par l’ADN récupéré sur certaines victimes, n’avait jamais donné son code génétique à GEDmatch : il a été identifié à travers un 3e cousin qui, lui, avait donné le sien ! Puisque son nom apparaissait dans l’arbre généalogique du cousin en question, la police, après bien des recoupements et plusieurs interrogatoires, a pu pincer le coupable.

Depuis, une centaine d’affaires auraient ainsi été résolues. Par exemple, en octobre 2020, la police de Toronto a pu identifier le meurtrier de Christine Jessop, une enfant violée et assassinée en 1984. Dans cette affaire qui a défrayé la chronique judiciaire pendant plus de dix ans, un certain Guy Paul Morin avait été accusé à tort avant d’être blanchi en 1995. Le véritable assassin, Calvin Hoover, un voisin, est décédé en 2015.

Si en général on sait que les policiers utilisent les banques de données génétiques de manière officielle ou officieuse, il arrive que certaines entreprises vendent carrément leurs services à la police, comme Family Tree DNA, la plus vieille entreprise dans le domaine, qui a ouvert deux millions de dossiers au FBI pour diverses enquêtes de meurtre et de viol. Quant à GEDmatch, elle appartient désormais à Verogen, une firme de services médico-légaux destinés aux corps policiers.

« Il y a dix ans, personne n’aurait imaginé que la police puisse faire un tel usage des banques de données généalogiques. Et nous ne pouvons pas non plus prévoir ce qui en sortira dans l’avenir », dit Julia Creet.

Les services d’identification humaine à des fins policières sont loin d’être le seul débouché auquel travaillent les entreprises de généalogique génétique. Dans un sondage  réalisé par les professeurs James Hazel et Christopher Slobogin de l’Université Vanderbuilt, on apprend que 71 % des entreprises de généalogie génétique ne se contentent pas de transmettre aux consommateurs les informations qui les concernent. En effet, 62 % de ces sociétés utilisent ces données pour de la recherche et du développement, et 78 % d’entre elles ont des ententes de partage d’information avec des tierces parties.

L’autre grand débouché actuel se situe du côté des études médicales et pharmaceutiques.

Les entreprises de généalogie génétique peuvent vous fournir des renseignements sur vos marqueurs de santé, dit Julia Creet, mais elles en savent pas mal plus long. »

Julia Creet

En janvier 2020, 23andMe annonçait qu’elle avait vendu les droits sur un médicament potentiel, un anti-inflammatoire, développé avec la compagnie pharmaceutique espagnole Almirall.

On verra apparaître d’ici quelques années toutes sortes d’applications. AncestryProGenealogist, par exemple, offre un service de démarchage pour l’obtention de la citoyenneté dans certains pays où l’identité de vos ancêtres peut compter. Dans une tout autre veine, Ancestry propose à ses clients des listes d’écoute adaptées à leur ethnie. Après tout, si vous avez 17 % de gènes irlandais, vous pourriez vouloir écouter de la musique irlandaise !

 

Vers le gène éthique

Ce n’est pas le moindre des paradoxes que les consommateurs paient pour des tests génétiques, et pour divers services offerts par ces entreprises, alors que ces dernières exigent d’être propriétaires de leurs données génétiques, qu’elles accumulent dans d’énormes bases de données, et qu’elles vendent au plus offrant. Même si elles ont bel et bien obtenu le consentement du donneur pour ce faire, elles ne l’ont pas informé de l’usage qui en sera fait par des tierces parties.

Si on ne relève encore aucune arnaque tournant autour du vol d’identité génétique, ce risque augmente à mesure que l’ADN prend de la valeur – à plus forte raison si la génétique sert au développement d’une « identité numérique » pour les citoyens, un projet que de nombreux gouvernements considèrent actuellement. Les entreprises font toutes valoir que les données qu’elles transmettent à des tierces parties sont anonymisées. Or, l’équipe du professeur Yaniv Erlich, dans son étude sur les données génomiques, a pu identifier en moins d’une journée, et grâce à son code génétique, une personne anonymisée.

Le documentaire de Julia Creet a été soutenu financièrement par le Commissariat à la protection de la vie privée du Canada à un moment où le droit, en cette matière comme en tout ce qui concerne les renseignements personnels dans le cyberespace, demande une sérieuse mise à jour. Un constat qui rejoint celui du livre blanc de Consumer Reports sur les tests génétiques : « Le vide réglementaire entourant les tests génétiques signifie qu’il n’existe aucune garantie légale que ces informations resteront privées. Au contraire, comme ces technologies continuent d’évoluer, les données sensibles des consommateurs sont de plus en plus exposées. »

Le problème est le même au Canada et aux États-Unis. Depuis 2017, le Canada s’est doté de la Loi sur la non-discrimination génétique [Genetic Non-Discrimination Act]. Elle interdit à quiconque d’exiger un test génétique pour accorder un emploi ou pour fournir un bien ou un service, ou encore pour conclure un contrat, y compris un contrat d’assurance. C’est mieux que rien, mais ça ne couvre aucunement la vente des informations à des tierces parties. « Et comme ce sont des entreprises américaines qui effectuent les tests, dit Julia Creet, votre ADN est envoyé aux États-Unis, et la loi qui s’applique est américaine et non canadienne. »

Or, la loi américaine n’est guère mieux. Cette loi, la Loi sur la non-discrimination génétique [Genetic Information Nondiscrimination Act], est surnommée GINA en anglais.

« Bien que le GINA offre des protections substantielles, sa portée est limitée et se concentre sur la discrimination fondée sur l’information plutôt que sur la protection de l’information une fois qu’elle est en possession de l’entreprise », lit-on dans le livre blanc de Consumer Reports sur les tests génétiques.

Dans ce rapport, Justin Brookman, directeur des politiques en matière de vie privée et de technologie à Consumer Reports, explique pourquoi il est particulièrement important pour les gouvernements d’agir en la matière : « L’information génétique n’est pas comme une voiture ou un vêtement qu’on peut revendre sans autres considérations, écrit-il. (…) Les informations génétiques sont tout à fait privées, et un citoyen peut être mal à l’aise de voir ses informations les plus personnelles utilisées d’une manière qu’il ne pouvait prévoir au moment de la vente. »

Dans l’état actuel du droit, la seule protection pour les consommateurs consiste à éviter les tests génétiques aux fins de généalogie. « La première question qu’un consommateur doit se poser est : “Est-ce que j’ai une assez grande famille ? Suis-je heureux avec la famille que j’ai ? En général, nous avons la famille qu’il nous faut ! »

Mais c’est loin d’être l’idéal. Après tout, n’importe lequel de vos parents donnera votre code génétique en donnant le sien!

Le documentaire

Le documentaire Ancêtres inc. : affaire de famille – affaire d’argent  est une initiative de Julia Creet, professeur d’anglais à l’Université York de Toronto et auteure de recherches qui font le pont entre la littérature et l’histoire. Il a été financé par le Commissariat pour la vie privée du Canada dans le but « d’élargir le débat public sur la généalogie génétique et les enjeux en matière de protection de la vie privée en ce qui concerne les dossiers généalogiques et les tests généalogiques génétiques offerts directement aux consommateurs », selon les mots utilisés par le Commissariat. Des documents d’information complémentaires et une foire aux questions ont également été créés pour permette aux spectateurs d’en apprendre davantage. Le site internet qui est consacré à ce documentaire porte le nom de l’auteure.