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Pratiques commerciales

L’économie sur demande : pourquoi les achats en ligne séduisent-ils tant les Canadiens ?

Par : Julie Barlow
Photo: Erda Estremera (Unsplash)

Les achats en ligne atteignent des sommets. Pour découvrir les raisons de cet engouement et savoir si la lune de miel va persister, une étude donne la parole à des adeptes.

Au Canada, depuis 2000, le total des achats au détail en ligne a plus que doublé tous les deux ans. Mais qu’est-ce qui pousse les gens dans cette direction ? D’abord le contrôle que leur permet cette manière de faire, selon une recherche récente du Conseil des consommateurs du Canada, publiée en mai 2021 – il compte davantage que les bas prix et la commodité. Ses auteurs concluent en effet que les principaux utilisateurs de l’économie sur demande accordent une grande importance au sentiment de contrôle, d’indépendance et d’autonomie que leur procure le procédé.

Le consommateur de produits et de services à la demande est la première étude au Canada – et seulement la deuxième dans le monde – à examiner le phénomène du point de vue des cyberconsommateurs. « Habituellement, les études sur le commerce électronique ne demandent pas aux consommateurs ce qu’ils en pensent, mais explorent les questions de confidentialité et de technologie, explique Jay Jackson, coauteur de l’étude avec le Dr Derek Ireland. Bien des gens croient que les consommateurs n’ont rien à dire et ne font que suivre le mouvement. »

La notion d’« économie sur demande » s’applique aux achats au détail en ligne touchant tous les types de biens ou de services. Les auteurs ont choisi ce terme pour mieux souligner que leur étude ne se rapporte ni aux médias sociaux ni à la technologie. « Nous ne voulions pas d’une étude où les gens nous disaient simplement qu’ils n’aiment pas Facebook ! », explique Derek Ireland. Les coauteurs ont examiné comment la cyberconsommation influe sur les habitudes des consommateurs canadiens, de même que leurs opinions sur la manière dont le gouvernement devrait y répondre – ou pas.

Les coauteurs, qui s’intéressent aux questions de consommation depuis trois décennies, n’ont pas été surpris de voir le « contrôle » en tête de liste des raisons expliquant l’intérêt pour ce type d’achat. « La cyberconsommation permet une meilleure utilisation du temps, indique Derek Ireland. La durée moyenne d’une transaction en ligne est de 45 minutes, mais c’est parfois moins de 3 minutes. Ça se compare avantageusement au temps requis pour s’habiller, se rendre au magasin, se garer, attendre en file, payer et rentrer à la maison. »

Cette étude de 545 pages, très fouillée – basée entre autres sur un sondage national en ligne auprès de 2 000 Canadiens et sur six groupes de discussion téléphoniques dans diverses régions du pays –, révèle que les Canadiens font plus confiance aux fournisseurs de biens et services en ligne qu’au gouvernement. « Et leur expérience continue de renforcer ce sentiment, dit Jay Jackson. Ils sont particulièrement impressionnés par la réponse quasi instantanée qu’ils obtiennent lorsqu’ils demandent réparation. »

Si l’appareil acheté explose ou endommage leur système électrique, Amazon les remboursera et couvrira les dommages pour 1 500 ou 2 000 $. Quelle organisation gouvernementale offre une telle qualité de réparation et de service à la clientèle ? C’est impossible. »

Jay Jackson, coauteur de l’étude

Les cyberconsommateurs sont conscients des risques associés au magasinage en ligne, selon Derek Ireland, notamment quant à la confidentialité. Mais l’étude révèle qu’ils sont prêts à renoncer aux protections légales et réglementaires existantes en matière de vie privée en contrepartie des avantages réels ou perçus quant au prix, à la commodité, à la rapidité ou à l’autonomie que procure le magasinage en ligne. « Ils font une sorte de compromis, dit-il. Nos répondants étaient conscients des risques et estimaient pouvoir y faire face. »

À propos des risques, les coauteurs ont constaté des différences d’attitude selon le sexe, le niveau de revenu et l’âge. Les répondants plus jeunes, notamment les hommes, sont notablement moins craintifs. Mais le principal facteur distinctif relevé par l’étude était la fréquence d’utilisation, ou le niveau d’expérience de l’économie à la demande. Les cyberconsommateurs « chevronnés » – qui font plus de 50 % de tous leurs achats en ligne – sont nettement moins sensibles aux risques de la cyberconsommation. « La confiance vient avec l’usage », dit Derek Ireland.

Une catégorie démographique domine nettement ce groupe : les jeunes hommes. « Ils ont toujours été le principal moteur du magasinage en ligne, et ce sont eux qui expriment la confiance la plus forte. Plus ils y sont actifs et plus ils règlent leurs problèmes quand il y en a, plus ils sont confiants. Ils disent : “S’il y a un problème, on peut le régler” », raconte Derek Ireland. Le chercheur les soupçonne d’ailleurs, considérant leur attachement à la cyberconsommation, d’en exagérer les avantages et d’en minimiser les inconvénients.

Toujours au sujet des risques que présentent les achats en ligne, Derek Ireland note que les cyberconsommateurs se préoccupent d’abord de ce qui pourrait les affecter personnellement. Cela concerne le risque associé aux produits alimentaires, pharmaceutiques, cosmétiques, chimiques ou de soins personnels. « Ils se soucient moins des risques plus abstraits comme l’impact des achats en ligne sur l’environnement. »

Dans l’ensemble, les Canadiens estiment que le gouvernement n’a pas besoin d’élaborer une législation propre au commerce en ligne. « Les répondants estiment que les lois fédérales et provinciales en place les protègent contre le risque sanitaire ou la fraude, et ils n’ont pas tort », dit Derek Ireland, qui trouve intéressant de constater « que c’est justement le pouvoir d’agir du gouvernement qui nourrit la confiance ».

Selon Jay Jackson, il ressort de l’enquête qu’un gouvernement qui voudrait créer une réglementation particulière pour le cybercommerce devrait avancer prudemment.

« Une trop grande ingérence se retournerait contre le gouvernement. Les consommateurs accepteraient une réglementation plus étendue à condition qu’elle n’augmente pas les prix et ne nuise pas à leur capacité d’obtenir ce qu’ils veulent, quand ils le veulent. »

Jay Jackson

Dans leur rapport, les auteurs recommandent d’ailleurs au gouvernement de concentrer ses efforts pour « étendre l’application des lois en vigueur et renforcer leur efficacité » ainsi que pour « améliorer la compréhension des consommateurs au sujet des protections prévues ».

Dans le sondage en ligne, les répondants se sont dits « quelque peu conscients » de la portée sociale du cybercommerce quant au traitement injuste des travailleurs ou à l’impact environnemental de la livraison, par exemple. Toutefois, conclut l’enquête, rien n’indique que cette préoccupation modifie significativement leur décision de recourir au cyberachat maintenant et à l’avenir.

Les coauteurs se disent déçus du faible niveau de préoccupation sociale des répondants. Mais ils y discernent tout de même un avertissement pour les fournisseurs. « Ce sont les clients moins assidus qui se préoccupent davantage des questions sociales, tel l’impact sur l’environnement ou sur le droit du travail, explique Derek Ireland. Or, dans la mesure où le groupe des gros utilisateurs atteint le niveau de saturation, c’est sur les moins assidus que reposera la croissance future. Les entreprises qui ne répondront pas aux préoccupations de ces derniers risquent donc de voir cette croissance affectée. Si quelque chose a le pouvoir de ralentir le commerce en ligne, c’est bien la manière dont les entreprises traitent leur personnel. Le traitement des chauffeurs d’Uber fait l’objet de batailles judiciaires aux États-Unis, et cela finira par toucher Amazon. Cette question va hanter les entreprises qui n’en font aucun cas. »

L’étude, publiée au plus fort de la troisième vague de la COVID en mai 2021, ne tient pas pleinement compte de l’impact pandémique. Selon Statistique Canada, la proportion d’achats en ligne au pays a presque doublé entre février 2020 et février 2021, passant de 3,7 % à 6,8 %. Les auteurs estiment que les fournisseurs, devant cette augmentation importante, devront se soucier davantage des attitudes des cyberconsommateurs.

L’achat en ligne a progressé dans toutes les catégories démographiques. Cela devrait engendrer une sensibilité accrue pour les questions sociales, particulièrement quant aux relations de travail. »

Derek Ireland, coauteur de l’étude

L’étude mentionne notamment le risque de contagion sociale et d’autorenforcement, un phénomène bien connu qui pourrait miner la confiance des consommateurs dans le cybercommerce. « L’une des choses qui pourraient nuire aux entreprises qui font du cybercommerce, c’est l’Internet lui-même, dit Derek Ireland. La mauvaise réputation d’une entreprise peut vite devenir virale et voyager à travers le monde. Paradoxalement, c’est ce qui pourrait rendre les Canadiens plus enclins à accepter l’introduction de nouvelles lois et règles. »

Dans l’éventualité où le gouvernement envisagerait de jouer un rôle accru, les coauteurs lui recommandent de choisir ses batailles et de ne pas s’éparpiller. Selon eux, la priorité devrait être l’atténuation des risques et des préjudices pour les cyberconsommateurs, la protection de la vie privée, de la santé et de la sécurité, ainsi que la prévention des fraudes et des fausses déclarations.

« Le gouvernement devrait également prêter attention au clivage entre urbains et ruraux que souligne l’étude, ajoute Derek Ireland. La question du service à la clientèle et des réparations se pose différemment pour les gens des villes et des campagnes. Je ne suis pas sûr qu’Amazon va payer la facture pour reprendre un aspirateur livré à Yellowknife ! »

L’étude

Le consommateur de produits et de services à la demande (Conseil des consommateurs du Canada, mai 2021) a été rédigée conjointement par les analystes en politiques de consommation Derek Ireland et Jay Jackson. Elle explore deux questions : 1) Le magasinage en ligne a-t-il modifié significativement le comportement des consommateurs canadiens ? 2) Dans l’affirmative, comment les décideurs et les organismes de consommation peuvent-ils réagir et s’adapter efficacement sans freiner l’innovation et la demande pour des services novateurs ?

L’étude se base sur un sondage national en ligne auprès de 2 000 Canadiens, réalisé par l’agence Environics, ainsi que sur les opinions exprimées par six groupes de discussion téléphoniques de consommateurs canadiens, sur des entretiens avec des informateurs clés et sur une analyse documentaire. À l’automne 2020, les auteurs ont également mené une enquête de suivi auprès des participants au réseau de consultation publique du Conseil des consommateurs du Canada, afin de mieux saisir l’impact de la pandémie sur les attitudes des cyberconsommateurs.

Les analystes constatent que les Canadiens préféreraient voir le gouvernement appliquer les lois existantes plutôt que de créer un nouveau cadre réglementaire pour le cybercommerce. Ils recommandent d’« étendre l’application des lois en vigueur et [de] renforcer leur efficacité », ainsi que de prioriser la protection de la vie privée et de la sécurité personnelle. Les auteurs ont également fortement recommandé au gouvernement de se concentrer sur les besoins des consommateurs ruraux, notamment quant aux occasions d’affaires que présentent les grands fournisseurs comme Shopify, Amazon et Wayfair pour les distributeurs ruraux ou nordiques.