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Justice | Rubriques

« Super-plaintes »: un modèle à suivre pour améliorer les processus de plainte au Canada ?

Par : Julie Barlow
Crédit photo : Mikael Kristenson (Unsplash)

Il devient de plus en plus difficile pour les consommateurs canadiens de porter plainte. Aussi, ce serait drôlement bien si le gouvernement regardait ce qui se passe ailleurs en cette matière.

Devant les « spéciaux » déroutants, voire contradictoires, des épiciers, bien des consommateurs restent perplexes. « Est-ce qu’acheter un produit en gros est aussi économique que se le procurer en solde ? » se demandent les uns. « Cet article est-il à meilleur prix depuis qu’il est vendu dans un contenant plus petit ? » s’interrogent les autres. Autres questions : « Cette offre à deux pour un est-elle une bonne affaire ? » … « Comment comparer les prix lorsqu’il n’y a aucune indication du prix par unité de mesure ? »

C’est à se demander si toutes ces offres ne sont pas un gigantesque stratagème pour rouler les consommateurs dans la farine.

Voilà exactement le genre de questions qui a amené la plus grande association britannique de consommateurs, Which ?, à enquêter sur les pratiques des épiceries en 2015. Mais plutôt que de se concentrer sur un seul magasin ou une seule chaîne, l’association a voulu savoir si l’ensemble du marché alimentaire fonctionnait de manière équitable pour les consommateurs. Which? a donc examiné les « spéciaux » de toutes les épiceries du pays pour vérifier si les rabais offerts étaient bien réels.

Si Which ? a pu entreprendre une enquête aussi ambitieuse, c’est parce qu’elle disposait d’un outil puissant qui n’existe encore qu’au Royaume-Uni : les « super-plaintes ».

 

Qu’est-ce qu’une super-plainte ?

Au Royaume-Uni, un « super-plaignant » n’est pas une sorte de consommateur un peu trop revendicateur. Il s’agit plutôt d’associations de consommateurs désignées par la loi, depuis 2002, pour représenter l’ensemble des consommateurs à travers une « super-plainte » auprès de l’Autorité des marchés et de la concurrence du pays. Dans chaque cas, le super-plaignant doit fournir des preuves convaincantes « qu’une ou plusieurs caractéristiques » d’un marché « portaient ou pouvaient porter préjudice aux intérêts des consommateurs ».

La super-plainte peut concerner aussi bien la structure du marché que des problèmes avec les fournisseurs, et le processus est public. À ce jour, des super-plaintes ont été déposées à propos des publicités des épiceries, des tarifs d’assurance, du vol de données par la police, des frais démesurés sur les cartes de débit et de crédit, des pratiques des dentistes, du calcul des intérêts des cartes de crédit, etc.

Si la super-plainte est acceptée, les autorités réglementaires sont obligées de réagir dans un délai raisonnable. Ainsi, trois mois après la super-plainte de Which ? contre les pratiques des épiceries, l’Autorité des marchés et de la concurrence britannique a réagi. Elle a jugé certaines pratiques publicitaires confuses ou trompeuses et émis des recommandations pour aider les épiceries à éviter, dans leurs promotions, de créer de la confusion chez les consommateurs. Dans l’année qui a suivi, Asda (version britannique de Walmart) s’est engagée à présenter une offre claire permettant aux consommateurs de bien évaluer les rabais et, donc, de décider d’acheter ou non en toute connaissance de cause.

 

Des super-plaintes au Canada ?

Pour l’instant, l’Australie est le seul autre pays qui travaille à introduire ce mécanisme. Un rapport récent du Conseil des consommateurs du Canada – Les « super-plaignants ». Une participation accrue du public au traitement des plaintes des consommateurs par le gouvernement –, signé Kenneth Whitehurst et Jay Jackson – examine la question pour le Canada.

Les consommateurs canadiens manquent de moyens, en particulier d’un véritable outil de protection. Il nous a paru nécessaire de faire une comparaison entre ce qui se passe ici et ailleurs, notamment dans les pays qui font un meilleur travail. »

Jay Jackson, co-auteur de l’étude du Conseil des consommateurs du Canada

Les deux auteurs concluent que les consommateurs canadiens profiteraient fortement du procédé des super-plaintes. Minimalement, ce mécanisme est très efficace pour sensibiliser les médias aux pratiques déloyales des entreprises. Même quand les autorités réglementaires décident de ne pas donner suite à une super-plainte, écrivent les auteurs, la couverture médiatique finit par brasser la cage au point que les autorités se sentent obligées de réagir.

Le rapport a également examiné de près le cas d’une super-plainte déposée par le groupe de défense des droits des consommateurs Citizens Advice qui dénonçait l’augmentation des coûts des contrats de service à long terme, un phénomène appelé « pénalité de fidélisation » (« loyalty penalty »). La plainte était motivée par le fait que les assureurs augmentent constamment la prime des clients fidèles, alors que les nouveaux clients profitent systématiquement de meilleurs tarifs.

L’association citait le cas d’un client de longue date qui payait son assurance habitation trois fois plus cher que les nouveaux clients, alors que leur police était identique ! Citizens Advice a démontré que les clients fidèles se font ainsi « arnaquer » aussi bien dans les plans de téléphonie cellulaire que pour les hypothèques ou les services bancaires. Les autorités, qui ont reçu la super-plainte, devront bientôt se prononcer sur la question.

Outre leur poids devant les autorités, les super-plaintes ont l’avantage, selon les auteurs, de décharger les consommateurs d’une lourde responsabilité. Après tout, les individus n’ont bien souvent ni le temps ni les ressources nécessaires pour déposer une plainte et la mener à bien. Quand ils ne craignent pas carrément la réaction de l’entreprise ou de tout le secteur !

 

Les Canadiens sont-ils prêts ?

Les auteurs du rapport ont commandé un sondage en ligne auprès de 2 000 Canadiens, lesquels se révèlent très favorables au processus des super-plaintes. Au total, 91 % des répondants sont convaincus que les différents ordres de gouvernement et les agences de protection des consommateurs devraient collaborer à l’expérimentation de mécanismes de traitement des plaintes plus inclusifs et interactifs.

Les Canadiens en ont bien besoin, concluent les coauteurs. Il existe au pays plusieurs organismes ayant pour mandat d’aider les consommateurs à déposer des plaintes portant sur des cas individuels, notamment l’organisme Normes de la publicité, la Commission des plaintes relatives aux services de télécom-télévision (CPRST) et l’Agence de la consommation en matière financière du Canada (ACFC). Pourtant, constate le rapport, les consommateurs ont peu confiance en la capacité de ces structures à entendre leurs plaintes. Les auteurs écrivent : « Les consommateurs jugent que l’efficacité des gestionnaires de plaintes au sein des gouvernements demeure discutable. »

Selon le rapport, une autre tendance inquiétante qui se dessine au Canada rend encore plus urgente la nécessité d’un meilleur mécanisme de traitement des plaintes. Depuis plusieurs années, les agences gouvernementales appliquent de moins en moins leur propre réglementation. Les auteurs notent que les inspections gouvernementales et le personnel qui réalise celles-ci sont réduits dans des secteurs où le consommateur dispose de très peu de moyens. Ils mentionnent en guise d’exemples la sécurité alimentaire, la sécurité des véhicules commerciaux et la sécurité aérienne. C’est ce qu’un expert cité appelle « la réglementation sans application de la loi ».

Certaines agences canadiennes, comme le Bureau de la concurrence, ont presque complètement abandonné les activités de conformité et d’inspection proactives dans des domaines où l’on ne peut raisonnablement attendre des consommateurs qu’ils se protègent eux-mêmes. »

Jay Jackson

Les obstacles à surmonter

Bien qu’un système de super-plainte puisse être la bonne solution pour les Canadiens, les auteurs ont repéré un certain nombre d’obstacles qui devraient être surmontés avant qu’un tel système puisse être mis en place. Le premier est le peu de moyens des groupes de consommateurs selon un expert consulté, le mécanisme des super-plaintes mobilise énormément de ressources. L’association peut mettre des mois à monter un dossier solide.

Au Royaume-Uni, les associations de consommateurs reçoivent un soutien financier substantiel du gouvernement pour soutenir les consommateurs. Ce n’est pas le cas au Canada. »

Jay Jackson

De plus, notent les auteurs, les gouvernements devraient collaborer plus efficacement avec les organismes de consommateurs, ce qui leur permettrait d’être plus à même de protéger la population. Les gens « ont une grande confiance dans la compétence des associations de consommateurs en matière de plaintes », dit Jay Jackson, ajoutant que celles-ci perçoivent plus nettement les enjeux que les gouvernements ou les régulateurs.

Les auteurs sont convaincus que tous tireraient profit d’une réorganisation du mécanisme des plaintes au Canada. « Les consommateurs sont bien mieux servis quand les gouvernements et des associations impartiale à but non lucratif unissent leurs forces, soutient Jay Jackson. En mettant au point un système de super-plaintes et la législation qui le rend possible, les gouvernements signaleraient aux associations désignées qu’elles sont des partenaires importants et légitimes pour garantir un marché équitable aux consommateurs. »

Ainsi, même si les super-plaintes ne seront jamais une solution miracle, elles sont susceptibles d’offrir aux consommateurs canadiens la promesse d’un avenir plus équitable.

L’étude

Publiée en avril 2019 par le Conseil des consommateurs du Canada, l’étude Les « super-plaignants ». Une participation accrue du public au traitement des plaintes des consommateurs par le gouvernement est signée par Jay Jackson, analyste des politiques, et Kenneth Whitehurst, directeur général.

L’étude comprend un sondage web réalisé par Environics Research Group auprès de 2 000 Canadiens et portant sur leurs attitudes à l’égard du traitement des plaintes, une analyse documentaire des pratiques existantes et des entretiens avec des intervenants informés en matière de mécanismes de traitement des plaintes des consommateurs. Les auteurs donnent un aperçu des mécanismes existants, tout en mettant l’accent sur le système des « super-plaintes » élaboré au Royaume-Uni. Ils prennent note des points de vue des consommateurs sur l’efficacité des mécanismes actuels de traitement des plaintes au Canada, incluant l’autorégulation.

Le rapport conclut qu’un mécanisme de super-plaintes peut améliorer grandement la protection des consommateurs, mais qu’il faudra des efforts soutenus pour le mettre en place. Les auteurs recommandent que le Canada s’applique à rendre le marché équitable et concurrentiel en introduisant « de ces systèmes tiers de traitement des plaintes des consommateurs largement accessibles et interactifs ». Les auteurs recommandent aussi que les divers ordres de gouvernement et leurs organismes de réglementation établissent une relation plus significative avec les associations de consommateurs. Et, ajoutent-ils, qu’ils voient s’il y a lieu à « institutionnaliser la fonction de représentation des consommateurs et l’inclure dans les processus de gestion des plaintes des consommateurs ».