Fermer×
Environnement | Rubriques

Une obsolescence réellement planifiée ?

Par : Julie Barlow

Quand les appareils électroménagers et électroniques vieillissent, leur remplacement n’est pas une fatalité. Le consommateur peut leur donner une durée de vie plus longue, selon Équiterre.

« Nous avons tous une histoire de grille-pain ! », s’exclame Colleen Thorpe, directrice d’Équiterre. Elle aussi a fait l’expérience douloureuse de devoir se débarrasser d’un appareil détraqué acheté seulement quelques années plus tôt. « Le dernier réparateur de grille-pains que j’ai connu a fermé boutique il y a cinq ans. Il m’a dit qu’il ne trouvait plus les pièces », dit l’ancienne journaliste et spécialiste de la consommation responsable.

Qu’il s’agisse de grille-pains ou de téléphones intelligents, on dirait que nous vivons dans un univers où les objets sont faits pour se briser. Les économistes ont même une expression pour cela : « obsolescence planifiée » et, depuis une dizaine d’années, l’idée se répand chez les consommateurs. Mais les pannes et les bris sont-ils réellement programmés ? Ou bien est-ce seulement que nous nous y attendons, un peu par fatalisme ? Équiterre a tenté de répondre à ces questions dans son rapport publié en mai 2018, Obsolescence des appareils électroménagers et électroniques : quel rôle pour le consommateur ?

Nous voulions jeter un regard critique sur la responsabilité de l’industrie et celle des consommateurs. »

Colleen Thorpe, directrice d’Équiterre et coauteure de l’étude

Les auteurs ont décidé de se concentrer sur les appareils électroménagers et électroniques (AEE), une catégorie qui inclut tant aspirateurs et machines à espresso que grille-pains et téléphones intelligents. Leur impression initiale était que les Canadiens en achètent et en jettent beaucoup. Et en effet, dans un sondage réalisé auprès de 2 202 personnes, 85 % des répondants ont dit avoir acheté un électroménager – et 83 %, un appareil électronique – au cours des deux dernières années. La plupart étaient convaincus que l’obsolescence de leur appareil avait été planifiée : 86 % ont déclaré que les AEE sont « volontairement conçus pour ne pas durer ».

Réalisée avec la collaboration de l’Observatoire de la consommation responsable de l’École des sciences de la gestion de l’UQAM, l’étude a conclu qu’il est difficile de prouver que l’obsolescence programmée à grande échelle existe. Il y a bien quelques cas célèbres et récents, comme celui d’Apple – l’entreprise avait délibérément ralenti d’anciens modèles d’iPhone afin d’encourager les consommateurs à acheter les nouveaux. En 2017, le gouvernement français a de son côté enquêté pour vérifier si les imprimantes étaient conçues pour être irréparables. Mais la France – devenue un modèle de la nouvelle « économie de la fonctionnalité » – a dû conclure qu’il demeurait difficile d’identifier des cas démontrables d’obsolescence planifiée. Équiterre en a donc déduit que les cas avérés sont plutôt rares. Les auteurs de l’étude ont découvert que, selon plusieurs spécialistes, les manufacturiers qui fabriquaient des produits conçus pour se briser risqueraient trop sur le plan de la réputation.

Mais pourquoi, alors, tant de gens sont-ils si convaincus de l’existence de l’obsolescence planifiée ? En fait, comme l’a découvert Équiterre, très peu de répondants avaient même essayé de réparer un AEE – à peine 19 % pour les électroménagers et 26 % pour les appareils électroniques.

Consommation ostentatoire

Équiterre s’est donc posé les deux questions qui en découlent : les consommateurs achètent-ils de nouveaux AEE parce qu’ils n’ont pas le choix ? ou bien, sont-ils des rouages essentiels de l’obsolescence planifiée en étant inconsciemment convaincus que leur appareil est fait pour ne pas durer ?

L’étude rappelle que les consommateurs sont conditionnés depuis longtemps à désirer la « dernière nouveauté ». Dès la fin du XIXe siècle, l’économiste Thorstein Veblen a inventé l’expression « consommation ostentatoire ». Sa théorie ? Les produits étaient jetés trop tôt parce que les consommateurs étaient convaincus qu’ils devaient acheter du neuf afin de manifester leur statut social et leur prestige. Puis on a incité les consommateurs « à se débarrasser de produits encore utilisables ».

L’étude s’est attardée à identifier les déclencheurs du comportement de remplacement précoce des biens durables. Un certain nombre se débarrassent de leur AEE parce qu’ils ne trouvent plus les pièces, mais d’autres facteurs entrent en jeu, comme le développement de nouvelles fonctionnalités ou simplement l’attrait de la nouveauté – paradoxalement, le souci d’obtenir un produit écoefficace est une de ces raisons. Mais les effets de mode et la pression des pairs demeurent importants.

Involontairement, les consommateurs contribuent donc au phénomène d’obsolescence planifiée, constate Équiterre. En fait, la partie planifiée de l’obsolescence n’est peut-être pas tant dans le produit que dans le désir de remplacement du consommateur. « Bien des consommateurs sont frustrés d’être des victimes, qu’il n’y ait rien à faire. Mais la responsabilité est partagée. Les consommateurs peuvent toujours dire : “Non, je vais acheter moins”, ou “Je vais acheter d’occasion”, ou “Je vais essayer de le réparer moi-même” », dit Colleen Thorpe.

Équiterre croit que les entreprises peuvent et devraient contribuer à prévenir l’élimination prématurée de produits manufacturés. Les fabricants d’AEE, fait valoir Mme Thorpe, devraient être obligés d’indiquer sur une étiquette la durée de vie moyenne de l’appareil et sa « réparabilité ». La période de garantie devrait également correspondre à sa durée de vie moyenne. D’autres mesures devraient cibler les divers déclencheurs du comportement de remplacement : garanties prolongées pour ceux qui recherchent la qualité, plan de location pour ceux qui veulent toujours être à jour en matière de technologie et, pour ceux qui aiment le changement, garantie de prix à la remise de l’appareil en bon état.

Modèle français

Équiterre recommande que les gouvernements encouragent la réparation, la réutilisation et, plus généralement, l’économie de fonctionnalité (qui encourage l’usage prolongé des biens). L’étude cite les cas de deux pays modèles, la France et la Suède. La France est le seul pays à avoir interdit la pratique de l’obsolescence planifiée – cela est prévu dans son Code de la consommation depuis 2016. Le fabricant français Seb accompagne désormais ses grille-pains d’une garantie de dix ans sur les pièces. « C’est exactement le type de comportement qu’on espère », dit Colleen Thorpe.

L’étude suggère au gouvernement canadien une série de mesures pour encourager le développement de l’économie de la fonctionnalité : réduire les impôts pour les entreprises qui font la réparation, valoriser les métiers de la réparation, encourager une plus grande durabilité par divers incitatifs légaux, comme l’obligation d’afficher la durée de vie, la prolongation des garanties et la disponibilité des pièces.

Colleen Thorpe est encouragée de voir qu’un groupe d’étudiants de l’Université de Sherbrooke a formulé un projet de loi contre l’obsolescence programmée, et qu’il a été présenté à l’Assemblée nationale par le député indépendant Guy Ouellette.

Les consommateurs doivent comprendre qu’ils sont des victimes quand ils ne peuvent faire réparer un appareil détraqué, mais qu’ils n’en sont pas quand ils ne font que tomber dans le panneau de la publicité qui les encourage à consommer davantage. »

Colleen Thorpe

Elle conseille de consulter le classement de Greenpeace des 44 appareils électroniques les plus verts (basé sur le critère de réparabilité).

Colleen Thorpe voit de l’espoir pour l’économie de la fonctionnalité : « Des penseurs visionnaires commencent à envisager la fin de la société du gaspillage. On va toucher le point de bascule quand les grandes marques vont se positionner dans l’économie circulaire en proposant des objets durables destinés à être utilisés plutôt que vendus. »

L’étude

Équiterre a publié l’étude Obsolescence des appareils électroménagers et électroniques : quel rôle pour le consommateur ? en mai 2018 grâce au soutien financier d’Innovation, Sciences et Développement économique Canada ainsi que de RECYC-QUÉBEC. Pour la réaliser, l’organisme a demandé à l’Observatoire de la consommation responsable de l’ESG UQAM de mener une étude sur le rôle des consommateurs dans l’obsolescence des appareils électroménagers et électroniques. Le travail comprend un sondage auprès de 2 202 répondants sur leur comportement lié à l’obsolescence, une analyse documentaire, un examen des initiatives porteuses au Canada, aux États-Unis et en Europe, et des recommandations pour les consommateurs, les entreprises et le gouvernement.

Ayant conclu que les consommateurs jouent un grand rôle dans le remplacement prématuré des appareils, les auteurs recommandent que les entreprises indiquent la durée de vie prévue de leurs appareils et offrent des garanties concordantes, entre autres mesures. Ils encouragent également le gouvernement à promouvoir, à travers des incitatifs et des lois, la réparation et la réutilisation ainsi que, plus largement, l’économie de la fonctionnalité.