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Opinions

Covid-19 – Le repérage des contacts: pas sans une préparation adéquate

Par : Anne-Sophie Letellier
Crédit photo : Rodion Kutsaev (Unsplash)

On entend beaucoup parler de la création d’une application mobile permettant de détecter les porteurs de la Covid-19. Plusieurs s’en s’inquiètent. Voici un aperçu des problèmes potentiels et des solutions possibles.

La plus grande préoccupation de la communauté technologique à l’égard des applications de repérage des contacts (contact tracking) concerne leur efficacité.  Pour que les données recueillies soient probantes, il faut qu’une grande proportion de la population utilise l’application – une étude de l’Université d’Oxford parle de 60 %. Or, puisque les données sont recueillies seulement lorsque certaines personnes se croisent – celles ayant un téléphone cellulaire et utilisant l’application –, on ne sait rien des autres. Dans un tel contexte, un faux sentiment de sécurité peut se créer dans la population, ce qui serait dangereux.

De plus, pour que l’application soit efficace, il faut que l’on puisse savoir qui transmet le virus et qui ne le transmet pas. Or, il y a des porteurs asymptomatiques et ils ne sont pas testés. Sans une politique de dépistage massif, une telle application ne peut pas fonctionner.

Enfin, le virus ne se transmet pas que de personne à personne. Il peut aussi se transmettre par le biais de surfaces infectées. Et cela, il est impossible d’en tenir compte dans le développement de l’application.

 

Un anonymat relatif

On dit souvent que la technologie que l’on prévoit utiliser est très respectueuse de la vie privée, puisque les données récoltées y sont anonymisées et ne sont pas centralisées. En fait, l’information récoltée n’est pas associée à des données géographiques, car l’identifiant change très souvent. De plus, elle est stockée uniquement sur le téléphone.

Ce mode de fonctionnement est sécuritaire mais pas parfait. Par exemple, des renseignements permettant d’identifier une personne ayant le virus et de repérer ses contacts seront sauvegardés sur un serveur ; cela constitue une perte d’anonymat. De plus, dans la vie courante, l’anonymat ne pourra pas toujours être maintenu. Si, au cours d’une journée, une personne ne croise qu’une autre personne et que celle-ci est porteuse du virus, lorsqu’on lui apprendra qu’elle a croisé une personne infectée, elle saura de qui il s’agit.

 

Une éventuelle pression sociale

Il est important de bien déterminer la finalité de l’application – veut-on qu’elle nous permette de savoir qui mettre en quarantaine ou qu’elle nous aide à dépister ? Ces deux finalités sont extrêmement différentes et n’ont pas les mêmes conséquences dans la population.

Les applications de repérage de contacts peuvent contribuer à marginaliser certains groupes. Est-ce que les personnes qui n’utilisent pas l’application, qui ont été porteuses du virus ou qui habitent dans un quartier chaud risquent de se voir refuser l’accès à des commerces ? Si oui, on marginalisera les personnes âgées et celles à faible revenu qui n’ont pas de téléphone cellulaire ainsi que plusieurs travailleurs essentiels et membres des communautés culturelles. Veut-on leur rendre la vie encore plus difficile ? Il faut réfléchir aux impacts collatéraux de l’application.

 

Difficile de retourner en arrière

Je suis aussi préoccupée par l’éventuelle banalisation des applications de repérage de contacts. Si la pandémie dure longtemps, ce qui est probable, les gens auront le temps de s’y habituer. Et après la pandémie, il est possible qu’on utilise cette technologie dans d’autres contextes, par exemple lors d’enquêtes policières, pour savoir qui a été en contact avec qui. Ce ne serait pas la première fois qu’une technologie à l’origine utile finit par être employée dans des contextes discutables – pensons à l’utilisation de la reconnaissance faciale aux États-Unis. Quand de nouvelles mesures de surveillance sont mises en place, c’est très difficile de remettre le génie dans la bouteille.

 

Pour éviter le pire

Présentement, je ne crois pas que développer une application de repérage de contacts soit une bonne idée, car il y a trop de risques de dérive. Avant de mettre en place une telle application, il est primordial d’ouvrir le débat. Une des choses qui revient souvent quand on crée une application, c’est qu’il ne faut pas la créer pour des groupes, mais avec des groupes. Ce n’est qu’ainsi qu’on pourra s’assurer que l’application répond aux besoins.

Actuellement, ceux qui réfléchissent aux enjeux dont il faut tenir compte sont sûrement brillants, mais leur lecture comporte peut-être des angles morts. Il faut faire en sorte que des groupes qui ont des expertises pertinentes et diversifiées apportent leur contribution. Cela peut se faire rapidement. Il faut simplement créer des structures efficaces et se poser les bonnes questions.

Il est important que les organes gouvernementaux et les entreprises qui collaborent au projet soient transparents. L’application n’est pas une solution en soi – elle fait partie d’une boîte à outils. Il faut que l’on sache ce qu’il y a d’autre dans cette boîte, et qu’il soit possible de démontrer la pertinence de l’application dans ce contexte. De plus, des mécanismes d’imputabilité doivent être élaborés. Et, surtout, il faut que l’on tienne compte de tout cela lors du design de l’application et dans les pratiques de gouvernance mises en place.

Des paramètres clairs doivent être établis et, dès le lancement, ceux-ci doivent être connus de tous. Il faut que, dès lors, on sache où se trouvent les données, comment elles sont protégées et comment elles seront détruites. Enfin, puisque l’application n’aura pas été testée avant que l’on commence à l’utiliser, il faut prévoir des structures et des mécanismes pour s’assurer qu’elle n’engendre pas de disparités ou d’inégalités sociales.

Les propos de Mme Letellier ont été recueillis par Maryse Guénette.